Les Héros : la Fantasy selon Abercrombie
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En quelques années, Joe Abercrombie s'est imposé comme une référence incontournable en matière de fantasy moderne. Le roman Les Héros va nous permettre de découvrir pourquoi.

Certains, après cette introduction quelque peu péremptoire, pourront objecter que George R. R. Martin, avec sa longue saga A Song of Ice and Fire, est certainement plus célèbre (et donc une référence plus logique et imposante), mais il convient de relativiser cette objection par trois éléments, de nature fort différente. Tout d'abord, l'aura de Martin doit beaucoup à l'adaptation TV de ses romans, Game of Thrones, or l'on va se cantonner ici au seul domaine du livre. Ensuite, Abercrombie est objectivement plus abordable pour le lectorat français tout simplement parce que ses romans sont mieux traduits. Enfin, et c'est là le principal motif qui nous pousse à voir dans Abercrombie plus qu'un pâle imitateur de Tolkien, l'auteur apporte au genre un ton et une modernité qui le revivifient grandement et dépassent même le cadre de la seule fantasy.

Voyons d'abord en gros le pitch de ce roman "indépendant" [1] mais qui se situe dans l'univers de la trilogie du même auteur, La Première Loi.
Les forces de Dow le Sombre, protecteur du Nord, s'apprêtent à affronter celles de l'Union. L'armée sudiste, pressée pour des raisons politiques, s'avance vers une colline, baptisée Les Héros en raison des monolithes imposants qui la surplombent. Des deux côtés, on s'attend à une lutte féroce.
Curnden Craw, qui dirige une faction de nordiques, se dit qu'il prendrait bien sa retraite.
Bremer dan Gorst, dans l'autre camp, brûle de combattre pour noyer ses frustrations dans le sang et la violence.
Calder, prince déchu, lâche notoire, tente de manier la ruse pour échapper aux combats et retrouver son influence passée.
D'autres rêvent de se faire un nom. Ou simplement de l'argent.
Et beaucoup aimeraient bien être ailleurs.
Sous une pluie battante, le combat commence, faisant tomber les illusions comme les hommes...
Les romans de la trilogie La Première Loi
Première constatation, Abercrombie fait partie de ces écrivains qui vous happent dès la première page et vous installent confortablement, en douceur, dans leur univers. Un putain de vrai Conteur. Et un type qui a des idées et sait les développer de manière habile. Et comme tout conteur qui sait ce qu'il fait, ces personnages sont un pur régal de maîtrise technique, chacun étant parfaitement caractérisé, à la fois vraisemblable et plein de nuances. Si le grand nombre de protagonistes peut déconcerter au début, l'on va vite retenir l'essentiel de la psychologie et des motivations de ces soldats, ballotés par les décisions, parfois absurdes, de leurs chefs.

L'auteur a opté pour une fantasy "réaliste" (un peu à la manière de Cornwell dans sa saga du roi Arthur, cf. la seconde partie de cet article) qui écarte par exemple la magie traditionnelle au profit de bricolages presque plus effrayants. Surtout, il rend compte des combats avec un rare souci de réalisme, mélangeant humour cynique (déjà présent dès la présentation des personnages) et scènes plus dramatiques.
Tout cela au service d'un "message" : la guerre, c'est moche.
Là, on va différencier deux choses. Le fond et la forme.
Le fond est idiot. Et on se doute bien qu'une activité qui consiste à découper le gars d'en face en tranches n'est pas très jolie. La guerre, la violence en général, n'est ni bonne ni mauvaise. Pas plus qu'un marteau. Tout dépend de l'utilisation que l'on en fait. Pire, l'on ne décide pas, bien souvent, de se battre. Il faut être deux pour faire la paix, mais il suffit d'une volonté ennemie pour être obligé de défourailler. Aussi, se contenter de ahaner bêtement - comme beaucoup d'auteurs politiquement corrects et littérairement secs - que l'on est contre la guerre n'empêche nullement son existence et parfois même sa nécessité. Par contre, là où Abercrombie se démarque franchement de la plupart des ignorants qui pensent révolutionner la société en enfonçant des portes déjà bien ouvertes, c'est qu'il utilise une forme particulièrement intelligente et appropriée.

Non seulement l'auteur a des arguments sous le coude, mais il les distille habilement, sans forcer, pour nous faire pencher de son côté, inexorablement. Pour cela, il va déployer une ingéniosité peu commune et jouer sur tous les tableaux.
L'on a droit, en vrac, aux émotions personnelles des officiers, qui influent (pas souvent en bien) sur leurs décisions, à la description des conditions de vie des soldats (l'ennui, la faim, la fatigue, les difficultés logistiques remplaçant avantageusement les combats épiques), aux maladresses des troufions, allant parfois jusqu'à faire des victimes dans leurs rangs, à l'absurdité des décisions politiques, transformant un lopin de terre sans intérêt en cible stratégique, ou apportant une paix inattendue là où l'on se battait à mort quelques minutes auparavant... bref, Abercrombie construit un tableau complet de la chaîne de commandement et des aléas inhérents à toute confrontation.
Tout cela sans naïveté ou idéalisme déplacé, son propos atteignant même une universalité étonnante (ce qu'il démontre s'applique - et fait songer - à bien des conflits). Et le tout est enrobé de dialogues finement ciselés et d'un sentiment doux-amer de circonstance.

670 pages sur une seule bataille, cela peut sembler beaucoup, pourtant elles se tournent rapidement et bénéficient d'un rythme haletant. Plutôt que de considérer les évènements à l'échelle d'une nation, cela permet de se concentrer sur la myriade de détails qui composent le conflit et en déterminent son issue. L'on passe d'un camp à l'autre, d'un personnage sympathique malgré ses défauts à un salopard qui possède tout de même quelques qualités, d'un carnage épouvantable à une discussion bourrue, à la profondeur parfois surprenante.
On subit les revers, les ordres, les perfidies, la cupidité, l'angoisse, on patauge dans la boue, on dévale les pentes, pour terminer convaincu qu'une bataille est bien le dernier endroit où l'on souhaite se trouver (mais tout aussi convaincu que c'est une décision qui ne nous appartient pas, et que la démonstration a donc un côté un peu vain : à quoi bon pester contre la pluie ? mieux vaut se vêtir en conséquence).

Loin d'être un roman pompeux ou lourdement démonstratif, Les Héros bénéficie d'une plume élégante qui donne vie à un panel de personnages odieux ou attachants, le tout dans un univers dont la richesse ne nuit nullement à l'accessibilité. Abercrombie associe la qualité de l'écriture, percutante, drôle, imagée, à un sens de la narration tout bonnement exceptionnel. Franchement, certains Goncourt font pâle figure à côté. Mais bon, il paraît qu'un roman de genre n'est pas vraiment de la littérature... du moins, selon certains "spécialistes".
25 euros au format papier, chez Bragelonne. 12,99 en version Kindle, ce qui reste un prix élevé pour du numérique mais c'est tellement bon que ce serait dommage de passer à côté.
En plus d'un "ordre de bataille" présentant les personnages, l'ouvrage dispose de plusieurs cartes (exemple) montrant l'évolution de l'affrontement.

Intelligent et divertissant.
Carrément recommandé.


[1] Les références et allusions sont toutefois nombreuses d'un roman à l'autre. L'on retrouve ainsi certains personnages, de manière directe ou sous une forme plus subtile. Par exemple, Scale et Calder, deux protagonistes importants dans Les Héros, sont également mentionnés dans le roman suivant, Pays Rouge (tout aussi excellent), puisque ce sont les noms dont un paysan a affublé... ses bœufs.




+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Un style efficace et fluide.
  • Des personnages parfaitement construits.
  • Dialogues incisifs et même souvent brillants.
  • Une description sans concession des conditions de combat.
  • Richesse de l'univers.

  • Un prix bien trop élevé pour la version numérique.