De la Doublepensée dans la Continuité
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Le concept de doublethink est peut-être l'un des plus fascinants et des plus terrifiants de la littérature. Lorsque George Orwell le met en place dans son 1984, au côté de la tout aussi fascinante novlangue, il ne se rend peut-être pas compte à quel point il va aborder un domaine essentiel de la psychologie : faire cohabiter deux notions contradictoires en supprimant les éventuels conflits qui pourraient surgir d'une telle rencontre.
Dans le monde de Big Brother, une telle notion est effrayante. Appliquée à la continuité des séries fleuves de nos comics, elle devient nécessaire. Presque agréable.

Rappelons d'abord à quoi la doublepensée se rattache de prime abord. Elle est profondément liée au concept de novlangue qui consiste à supprimer le plus grand nombre de termes pour n'en garder qu'un seul. Ainsi, "bon" et son contraire, "inbon", vont remplacer des dizaines de mots, comme excellent, mauvais, savoureux, agréable, irritant, déplacé, magnifique... il s'agit là d'une application dérivée de la doublepensée. Le Mal n'existe plus puisqu'il ne subsiste alors que le Bon et son absurde compagnon, l'Inbon. Un tel système linguistique implique évidemment une perte effroyable de concepts, d'idées, d'opinions, liée au naufrage des mots qui les sous-tendent.

Mais laissons là la novlangue et ses atrocités syntaxiques pour nous concentrer sur la non moins terrible doublethink. Le système politique, au centre de la dystopie du roman d'Orwell, a besoin de maintenir le peuple sous contrôle. Pour cela, l'Océania, en guerre perpétuelle contre les autres puissances du moment, doit maintenir l'illusion de la "noble cause". L'ennemi d'aujourd'hui doit avoir été l'ennemi d'hier. Et l'allié de demain nécessitera d'effacer, des écrits et souvenirs, son ancien rôle d'adversaire. Pour effectuer ce travail, et réécrire le passé, les journaux et les livres d'Histoire, le gouvernement en place a besoin de fonctionnaires qui connaissent ses mensonges et réécrivent ses vérités. Pour autant, ces soldats dévoués ne peuvent être tous systématiquement éliminés. Il leur faut donc appliquer la doublepensée dans leur travail quotidien. Un individu, grâce à ce principe, peut donc avoir connaissance d'un fait, l'identifier comme non acceptable, le réécrire, et identifier la réécriture de ce même fait comme une vérité absolue ayant toujours été admise. Si une trace de la vérité dans son état premier survient, la doublepensée permet à l'agent de l'identifier, de la corriger, sans jamais perdre foi en la nouvelle interprétation que lui-même en donne. C'est, en littérature, un coup de génie, en psychologie, ce sont là les prémices de la dissonance cognitive.

Cette dissonance cognitive, moins romancée, plus âpre, oblige l'individu à adapter ses croyances ou attitudes selon les éléments qu'il perçoit. Les faits ne pouvant être modifiés dans notre monde (contrairement à celui d'Orwell), la dissonance se doit d'être réduite par modification graduelle de l'opinion ou du comportement. Il s'agit alors d'une réécriture, non de l'Histoire d'un pays, mais de la Foi d'un individu ou, tout au moins, de son système de pensée. Plutôt que de se briser, la pensée consciente s'adapte et développe une souplesse permettant de prendre en compte des données qu'elle refusait d'intégrer auparavant.
Le fait de modifier volontairement notre opinion afin de gommer les contradictions issues de faits incompatibles entre eux est au cœur de la continuité de nos comics, habitués à la réécriture de réalités malmenées sur plusieurs décennies.

Prenons un exemple tout simple. Dans le marvelverse, Tony Stark, alias Iron Man, a conçu sa première armure alors qu'il était captif des vietnamiens pendant l'intervention US en Asie du Sud-Est. Conserver un tel pitch serait, aujourd'hui, rendre le personnage incroyablement âgé puisque, tout comme dans la réalité, les présidents des États-Unis se sont succédés dans l'univers 616 jusqu'à aujourd'hui.
Or, pour différentes raisons éditoriales, Stark doit être plus jeune, plus intégré justement dans son époque. Ses origines sont donc réécrites afin de correspondre aux besoins du moment. S'il ne pouvait se trouver au Vietnam, c'est donc qu'il était en Afghanistan, ou en Irak. Pour les plus jeunes lecteurs, pas de problème, pour les plus anciens, le doublethink intervient alors.

Évolution radicale pour Tête de Fer.
Il ne s'agit évidemment pas de tout effacer. L'on connaît le caractère de Stark, ses prouesses, ses défauts, son passé. Il faut en tenir compte pour aborder le personnage comme il se doit et ne pas l'appauvrir. Mais, de la même manière, il faut également le replacer dans un contexte moderne permettant de le garder "actuel". Pour cela, le lecteur de comics pratique, inconsciemment et à bon escient, la doublepensée.
Suivant le contexte, nous saurons quoi garder, quoi mettre de côté, et nous pourrons, si tout se passe au mieux, faire comme si de rien n'était. Coexistent alors au sein d'un même esprit (le nôtre) deux concepts contradictoires que nous nous efforçons de gérer au mieux afin d'en annuler les effets indésirables.
Il s'agit d'un processus de réduction de la dissonance cognitive appliqué à la fiction.
Soit un mécanisme fort confortable permettant au lecteur de corriger les incohérences liées aux très longues séries ou aux insuffisances éditoriales. Pour continuer à se placer dans le présent de la fiction, le lecteur se doit de corriger automatiquement les anachronismes qui découlent du passé de cette même fiction. Et pour être pleinement dans l'histoire, il se doit d'oublier cette correction et de vouer une réelle croyance aux nouveaux faits réinterprétés.
Dans ce cas précis, il ne s'agit pas d'un renoncement moral ou d'un acte d'abandon à un système mais bien d'un processus naturel permettant de ne pas rompre le lien entre auteurs et "récepteurs" au sens large. Ce n'est pas une entité étatique qui aliène ses citoyens mais bien deux sujets qui poursuivent un même but et sont acteurs d'une non-rupture de la continuité.

Nous parlons presque exclusivement de continuité pour les deux géants de l'édition américaine que sont DC Comics et Marvel, mais nous en oublions des bizarreries bien européennes.
Quelques modèles de la gamme Vaillante.
Buck Danny, par exemple, commence ses aventures en BD comme pilote pendant la deuxième guerre mondiale. Or, tout au long des albums lui étant consacrés, il poursuit sa carrière aux commandes d'appareils de plus en plus modernes et rencontre, sans jamais vieillir, les différents présidents en exercice, dont Reagan par exemple. Dans cette série typiquement européenne, aucune réécriture n'intervient. La dissonance cognitive est donc admise sans aucune volonté de la diminuer de la part des auteurs. Malgré tout, sa diminution étant naturelle, elle est alors assumée par les seuls lecteurs. Ceux-ci développent la doublepensée nécessaire à l'acceptation du fait, pourtant logiquement impossible, qu'un même héros peut être présent à la bataille de Midway, vétéran de la guerre de Corée et partie prenante dans les plus récentes actions militaires occidentales. La vérité du moment devient "temporairement" absolue mais peut mentalement se réécrire lorsqu'il le faut. Ce n'est jamais dit ou pensé clairement mais lorsque Buck Danny est aux commandes d'un F-14, le lecteur "oublie" volontairement que le même personnage pilotait déjà de vieux Grumman dans le Pacifique.
La même gymnastique peut se retrouver sur des séries comme Michel Vaillant, ou un même pilote va conduire des antiquités et les plus récentes Formule 1, sans aucune explication ou "remise à niveau" de la part des scénaristes.
Dans d'autres cas, le contexte et le temps "figé" vont jouer en faveur du statu quo. Les Tuniques Bleues par exemple ne vieillissent pas parce que l'histoire est liée à la guerre de sécession, autrement dit une période très précise (en l'occurrence, de 1861 à 1865). Pour les séries qui ont un début et une fin, comme XIII, évidemment le problème ne se pose pas.

En quelques dizaines d'albums, époque et zincs ont bien changé...

En BD, le système presque naturel du doublethink semble donc être un joli compromis en ce qui concerne les on-goings s'étalant sur de nombreuses années. Attention tout de même.
S'il faut manipuler des faits contraires tout en oubliant parfois leur existence, il s'agit là d'un confort purement artistique et fictionnel. Si dans 1984, la doublepensée se termine par la capitulation de Winston, qui va jusqu'à trahir Julia sous la torture, dans la réalité, nous ne souhaitons qu'un peu de sens dans nos lectures.
Orwell, lui, a dit, par l'intermédiaire de Winston, que "la liberté est la liberté de dire que deux plus deux font quatre".
C'est logique, essentiel, sensé. Et terriblement précieux.
Bien souvent aujourd'hui, certains faussent les additions, réécrivent l'Histoire, réinterprètent des faits anciens. Et ce faisant, ils mordent sur nos libertés. Pour de vrai.
D'autres, dans un univers purement fictionnel, nous demandent parfois de fermer les yeux sur la manipulation des chiffres. Pourquoi pas ? Nous pouvons bien concéder un peu de logique à la magie des planches.
Courber la réalité, la plier à nos besoins, permet alors de profiter pleinement des sagas passées tout en conservant à nos héros un âge approprié à leurs activités contemporaines. Une jolie façon de tricher en quelque sorte, sans que, pour une fois, personne n'ait trop à s'en plaindre.

Grâce à la doublepensée, Spider-Man peut assister aux manifestations étudiantes de la fin des années 60 et, avec la même crédibilité, être présent sur les décombres encore fumants du World Trade Center en n'ayant vieilli que de quelques années. Pour épargner au Tisseur et à ses illustres collègues l'affront du temps qui passe ou le ridicule de la contradiction, nous sommes devenus des Winston au service d'une douce Océania.
Et que les fans d'Orwell se rassurent, nous, nous ne sacrifierons pas de Julia. Peut-être juste une Mary Jane à l'occasion (cf. la partie Amazing Spider-Man de notre dossier Straczynski), mais ce sont là une histoire et des impératifs bien différents...

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[1] Crédit image : RockLou (Douglas Gavelin), via DeviantArt.
[2] Infographie par Christian Tate, texte de Owen Williams.