Alan Turing ou l'énigme de la pensée
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Il y a parfois des films sur lesquels l'on ne s'attarde pas, parce que l'on n'a pas accroché à l'époque sur le pitch. Et puis, un soir, par hasard, on tombe dessus. Et c'est alors une incroyable découverte, drôle, bouleversante, enivrante, tragique. Et à travers Imitation Game, ce n'est pas seulement la guerre, les mathématiques, la logique, la philosophie et l'Histoire que nous abordons, mais aussi l'Homme, parfois seul, perdu, encagé par sa différence. C'est quand même pas mal pour un film d'environ deux heures.

Imitation Game, de Morten Tyldum, est un long-métrage contant l'histoire d'Alan Turing, mathématicien et cryptologue de génie, à travers la quête qui l'a rendu célèbre bien après sa mort : le décryptage d'Enigma, la machine qui servait à coder les transmissions militaires du IIIe Reich. Sur le coup, ça peut sembler un peu ardu, voire chiant, mais en réalité, peu importe l'intrigue, c'est la manière dont on la met en scène qui fait tout l'intérêt (ou pas) du récit.
Et dans ce cas, c'est magnifiquement fait.

Il faut mettre tout d'abord en avant l'interprétation, fantastique, de Benedict Cumberbatch (surtout, voyez ce film en VO ! ne vous imposez pas une barrière inutile entre ce putain d'acteur et vos sens). Le rôle n'est pas évident, loin de là, mais le comédien britannique parvient à lui donner une véritable épaisseur et des tas de nuances. En gros... imaginez une sorte de Sheldon Cooper tragique. Quelqu'un dont l'intelligence le coupe déjà du monde, qui a aussi du mal à décoder les gens, les émotions courantes, et qui, en plus, sera poursuivi à cause de ses préférences sexuelles. C'est extrêmement difficile de ne pas en faire trop, de parvenir à le rendre sympathique, parfois drôle, parfois touchant. Eh bien Cumberbatch fait un carton plein. Il n'était pas le premier choix pour le rôle, mais c'est une chance que DiCaprio ait décliné l'offre tant l'interprète de Sherlock Holmes (la série TV de la BBC) livre une composition magistrale de justesse.

Évidemment, si l'interprétation est excellente, elle repose aussi sur un matériel de base fascinant, à savoir le fameux Alan Turing. Grosso modo, il est l'un des pères de l'informatique, il pose des questions essentielles et fascinantes (ce en quoi il rejoint largement le cercle des philosophes modernes) et il a donné son nom à un test qui est en soi un défi. Le test de Turing [1] consiste en fait, pour un individu, à discuter à distance avec "quelqu'un" et à déterminer s'il s'agit d'un humain ou d'un programme. Jusqu'à présent, même si des avancées ont eu lieu en la matière, il est assez aisé de mettre les bots en défaut. Si ça vous amuse, vous pouvez tester un chat avec A.L.I.C.E., Cleverbot ou encore Eliza. Et, bien qu'elles soient intéressantes, ces tentatives d'intelligence artificielle sont encore loin du but, à savoir "penser", même différemment.


Le "différemment" est ici d'une importance capitale, bien rendue dans le film qui montre à quel point Turing souffre de sa non-adaptation sociale. Celle-ci prend d'ailleurs plusieurs formes. La cruauté de ses "camarades" de classe lorsqu'il était plus jeune, l'hostilité de ses collègues ensuite, mais aussi sa condescendance, amusante, ses tentatives touchantes de se faire accepter (à l'aide de pommes distribuées et d'une blague), et sa solitude, extrême, étouffante, inacceptable.
Je ne basculerai pas dans le "spoiler" en dévoilant la fin, puisque cette fin est déjà connue et qu'elle ne gâchera en aucun cas le film, qui est un monument de délicatesse et de subtilité. Turing, homosexuel à une époque où c'est un crime en Grande-Bretagne, se voit proposer un choix épouvantable : la prison ou la castration chimique à base de prise d'œstrogènes. Il grossit, développe une poitrine féminine et tombe en dépression. À partir de là, les versions divergent...

Certains pensent qu'il a pu mourir par accident, lors de l'une de ses expériences. Pratique, non ? Le film, lui, choisit la thèse du suicide. Qui ne semble pas idiote. Après tout, vous êtes un génie, vous avez permis à votre pays de gagner la guerre, mais vous n'avez pas le droit d'aimer qui bon vous semble. Au contraire, l'on vous met devant une alternative atroce : la prison ou une chimie ignoble qui détruit non pas vos envies, mais ce que vous êtes, votre corps, votre esprit. Voilà à quoi l'a conduit la défense de ces "grandes" démocraties dont on vante tant les mérites. Car le monstre, bien entendu, c'est le vaincu. Le vainqueur, lui, est forcément bon, peu importe l'horreur de ses actes.
Le 8 juin 1954, Alan Turing est retrouvé mort chez lui. L'autopsie conclut à un suicide au cyanure.
En 2009, à l'initiative d'un informaticien, John Graham-Cumming, une pétition est envoyée au premier ministre britannique pour demander des excuses officielles du gouvernement, accusé d'avoir, par ses poursuites, précipité la mort d'Alan.
En 2013, dans ce qui reste comme l'un des actes les plus cyniques de notre temps, la reine Elisabeth II "gracie" Alan (comme s'il était coupable de quelque chose) et signe un "acte royal de clémence".

Ah ben, quand on peut faire preuve de "clémence" et que ça coûte rien, on va pas se gêner. Mec, on t'a conduit au suicide après que tu aies sauvé nos nobles culs de demeurés, mais 60 ans après, OK, on est clément, on admet que bon, même si tu aimais la bite, ça méritait pas qu'on te drogue et qu'on te pousse au désespoir.
Belle leçon de tolérance à rebours, vraiment, on se dit qu'il a bien fait de rouler pour l'Angleterre ce pauvre Alan.

À travers ce fantastique film qu'est Imitation Game, et au travers de la non moins fantastique vie que fut celle d'Alan Turing, c'est un questionnement essentiel qui se pose. Sur l'intelligence, artificielle ou non (et la plus artificielle parfois n'est pas nécessairement celle des machines), sur l'isolement et les dogmes sociaux, sur la cruauté de régimes présentés comme "bons" et... peut-être aussi sur notre époque.

Les tentatives de création de machines pensantes nous seront d'une grande aide pour découvrir comment nous pensons nous-mêmes. 
Alan Turing   

L'histoire est écrite par les vainqueurs.
Robert Brasillach 



[1] Il existe une blague "geek" assez connue qui consiste à dire à quelqu'un qu'il a échoué au test de Turing lorsqu'il profère quelque chose de stupide ou de particulièrement inadapté à une situation, sous-entendant ainsi que l'individu en question a la maladresse d'une machine. Après, bon, quand on connaît bien les humains, on se demande si échouer à ce test n'est pas plutôt une bonne chose...