Entretien avec l'inventeur du Smiley (et critique dissimulée)
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C'est avec une joie non dissimulée que nous recevons aujourd'hui Jean-Crépin Tranxen, l'inventeur du smiley, pour un entretien-vérité.

- Jean-Crépin, bonjour. Si tout le monde connaît votre invention, on connaît peu l'homme qui se cache derrière. Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
- J'ai toujours voulu faire de la bande dessinée, mais selon les éditeurs que j'avais contactés à l'époque, j'avais trop de tares techniques. Pourtant, je sentais que je possédais un réel talent. J'ai persévéré. Puis, avec l'arrivée d'internet et des téléphones portables, tout est allé très vite.

- C'est fou que l'on ait pu remettre en cause votre aisance technique alors que vous êtes aujourd'hui l'artiste le plus repris, le plus inspirant même pour toute une génération.
- J'ai dû faire face à un certain sectarisme mais je n'ai jamais pour autant baissé les bras. De toute façon, je ne savais rien faire d'autre.

- On a vu dans Télérama que l'on considérait votre art comme une simplification déstructurée du postulat de joie confronté à la communication non-verbale, ce qui, je le crains, est un peu réducteur. Pourriez-vous aller plus loin dans l'explication de votre démarche ?
- Ben... c'est un bonhomme qui sourit.

- Wow. Vous avez raison, cette posture crypto-intellectuelle est d'une époustouflante luminosité ! C'est un bonhomme qui sourit ! Vous en revenez ainsi aux bases essentielles, sans fioritures ou ornements, sans ce harnais obsolète de la posture du signifiant, le sens est replacé au centre de la représentation graphique, sans pollution interprétative possible, laissant ainsi la part belle à l'âpreté d'un message que l'on reçoit, si vous me passez l'expression et sa vulgarité, "en pleine gueule".
- Heu... oui.

- Alors, passons à une approche peut-être plus technique pour les aficionados du neuvième art. Comment vous est venue l'idée de ce style épuré, de la couleur jaune ?
- C'est venu du nez. Au départ, je voulais faire un bonhomme avec deux yeux, un nez et une bouche, mais je n'ai jamais réussi à bien réaliser les narines, donc j'ai supprimé le nez. On me disait que ça ne marcherait pas, que ce n'était pas réaliste, mais je savais que j'avais d'autres atouts, notamment le sourire, que je maîtrisais à la perfection. La plus grosse étape, ça a été l'ajout de ces petites parenthèses au bord de cette lèvre unique. Là j'ai su que je tenais quelque chose. Pour la couleur, j'avais en fait le choix entre un feutre gris et un jaune. Je me suis dit que le jaune représentait plus la joie que le gris.

- On a l'impression à vous entendre que c'est facile, que tout coule de source, mais votre simple apparence physique dément votre modestie. Vous avez 35 ans je crois, vous en faites 40 de plus, peut-on dire que vous avez morflé ?
- Le monde du graphisme est un milieu hostile dans lequel l'on ne peut survivre sans pugnacité. Et puis, l'on tombe au début dans les fameux pièges du show-business, la drogue, les filles faciles, les soirées jusqu'à 22h00, 22h30... je paie aujourd'hui le prix d'une vie bien remplite.

- Remplie.
- Aussi, oui.

- Je suis obligé de poser "LA" question polémique, vous vous y attendiez je pense, est-ce que vous considérez les fameux smileys nippons comme une menace ou bien y a-t-il de la place pour tous dans ce monde du sourire ? 
- Pour moi, les japonais ont une longueur d'avance. Leurs smileys sont lisibles sans avoir besoin de pencher la tête, ce qui est indéniablement plus commode, ne serait-ce que pour des raisons de torticolis. C'est là que je me dis que j'ai raté le coche, le marché asiatique étant l'avenir à mon sens.

- Malgré tout, il reste l'Occident et ses lecteurs. Quels sont vos projets futurs ?
- Prendre un max de blé. Quand je vois le dernier Davy Mourier chez Delcourt [1] [2] [3], je me dis qu'un recueil de smileys ne serait pas plus con et ne me demanderait pas plus de travail.

- Houla, heu, il ne reste pas trop d'éditeurs avec qui on n'est pas officiellement fâchés, on va donc passer à la conclusion de notre entretien. Jean-Crep', si tu me permets cette familiarité (je te tutoie hein), l'on dit parfois que progresser, c'est parvenir à entrevoir encore du flou à l'horizon, quelque chose à conquérir. Il te reste encore du flou au coin des yeux ?
- Plein. Je rêve notamment d'une œuvre que l'on ne parviendra pas à détourner. Parce que, franchement, le smiley triste ou le smiley fâché, ce sont des expérimentations hasardeuses qui vont à l'encontre du message que je souhaitais délivrer. Être repris dans des milliards de SMS, c'est peut-être cool, mais ce n'était pas mon but. Moi, je voulais juste figer un sentiment unique pour l'éternité. Parce que, ce sourire à la con, putain, on n'arrête pas de nous l'enlever. La vie y travaille, aidée par les cons et surtout l'Habitude et ses sinistres cohortes. Il y a parfois de bonnes raisons de ne pas sourire, mais la plupart du temps, c'est juste un réflexe qui s'installe. On fait grise mine quand il y a un attentat, OK. Quand on perd son taf, OK. Puis, on commence à faire la gueule quand le café est tiède au lieu d'être chaud. Quand il pleut alors qu'on se promène librement avec la femme qu'on aime. Quand on a une Fiat à la place d'une Mercedes, en oubliant qu'on dispose d'un outil magique qui nous libère de la contrainte de la distance supportée par nos faibles jambes. Oh, je suis conscient que certains se moquent de moi, disent que mon œuvre est faiblarde, monomaniaque ou simpliste. Je reconnais deux choses. La faiblesse de ma technique et l'obsession thématique. Mais ne venez pas me parler de simplisme dans un monde où il est devenu si dur de sourire alors que nous avons tout. Ou presque. Et même le "presque" peut faire sourire, car ce qui nous échappe encore, pour le peu que ce ne soit pas vital, reste une motivation pour chacun de nos pas. Un élan supplémentaire. Du flou, oui, j'en ai plein, et j'espère qu'il m'en restera toujours, parce que je suis comme les autres, aussi tenté de croire que le "mieux" n'est possible qu'ailleurs, en tout cas là où je ne suis pas. Un peu plus loin et au-delà...

- Jean-Crep', je te rappelle que tu es un personnage imaginaire, censé être plus ou moins comique en plus, et qu'à ce titre, tu n'as pas à te comporter ainsi. Encore un peu et on tomberait dans la leçon de vie, la philosophie ou, pire encore, la sagesse ! On s'adresse essentiellement à des fans de comics, je te le rappelle. Si tu peux recentrer pour la conclusion.
- Le dernier costume de Spidey est cool.

- Eh bien merci Jeannot, et à bientôt j'espère !
- ;o)


[1] Loup-Phoque, 18 euros, 120 pages de niaiseries et d'insuffisances techniques dans un bel écrin. Il est loin le temps où ce mec avait des choses à dire (cf. sa première BD, qui avait tout de même plus de consistance, tant au niveau du fond que de la forme).
[2] Tacle : action défensive utilisée pour déposséder un joueur du ballon ou un escroc d'une aura non méritée.
[3] Pourquoi pas plutôt un article critique entier dédié à cette BD ? Parce que vraiment, il est des œuvres qui ne méritent qu'on en parle qu'au détour d'une franche déconnade.