La photographe
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Clic-clac, dans la boite. Une fleur de cerisier, une ruelle méconnue au charme nostalgique dissimulée entre deux immeubles, des reflets sur l’eau, des demeures d’écrivains célèbres... La voleuse d’images, Ayumi Yumeji, capture les instants qui se présentent à elle grâce à son appareil argentique soviétique, un Kiev. Passionnée par son nouveau loisir, la photographe débutante — élève au club du lycée — sillonne Tokyo dans ces recoins les plus insolites et intimes, se perfectionnant par la même occasion.

Ce manga singulier de Kenichi Kiriki se découpe en très courts chapitres, d’environ quatre pages, dédiés à un parcours au cœur de la mégalopole. Un gros plan sur l’héroïne introduit chaque récit. L’ensemble se conclut parfois sur quelques remarques autour du thème traité (le marché des raquettes hagoita...), ou du quartier visité avec une carte des endroits intéressants, dont des demeures d’écrivains célèbres, tels que Roka Tokutoni [1] ou Higuchi Ichiyô [2]. La lycéenne déambule souvent seule pour fixer anecdote, tranche de vie et tradition, entrecoupée de quelques réflexions sur le temps qui passe, les lieux qui se métamorphosent (la construction du Tokyo Skytree [3]). La flânerie aborde tous les aspects de la ville complexe qu’est Tokyo. L’amour de la capitale y transparait : les trajets résultent des rencontres et des promenades que l’auteur lui-même a faites.
L’évolution d’Ayumi et ses proches apparait par petites touches. Ainsi, Tamaki, son camarade de club, adore photographier des trains, une sortie est prétexte à l’achat d’un appareil bi-objectif... À partir du second volume, un concours se profile et quelques explorations ont lieu en dehors de la capitale (Takarazuka et son passé d’avant-garde photographique, le musée Tezuka). Au sein de cette tranquillité se trouve un étonnant chapitre dans lequel une jeune fille, Madoka, chute. Un homme vient sans gène immortaliser, avec son boitier, sa culotte...

Publié au Japon depuis 2012, puis en France, grâce à Komikku en 2015, La photographe est un manga en trois volumes, toujours en cours de parution. En grand format, sans jaquette, il conserve le sens de lecture japonais. Cette bande dessinée se place à la croisée d’un journal de bord, un guide touriste et un carnet de voyage. La préface des traducteurs éclaire sur les particularités de Tokyo, la manière toute japonaise de visiter et d’aborder les lieux. Le manga contient des pages de notes, vierges, pour les lecteurs qui aimeraient à leur tour y consigner leurs explorations. De temps en temps, des conseils et considérations sur la technique de la prise de vue interrogent sur notre rapport à l’image. Qu’est-ce qu’une photo réussie ? Le prix qu’on met dans l’appareil ? L’angle, la chambre noire ? La jeune Ayumi avoue que : « le travail sous l’agrandisseur est comme la création d’un tableau à la main. » Les boitiers argentiques et numériques sont présentés succinctement avec leurs qualités et défauts respectifs, et ce que l’on peut attendre de chacun. Des questions intéressantes sur l’art et la perception ouvrent la voie à une réflexion plus profonde sur l’utilité de la retranscription fidèle de la réalité, thème abordé par Walter Benjamin dans son essai  L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique au début du XXe siècle, toujours d'actualité.

Hélas, une impression de survol des sujets, des lieux, de la contemplation dû à de trop courts chapitres empêche une immersion complète. Par moment, le ton dégouline un peu trop de bons sentiments. Les récits apparaissent inégaux. La traduction agréable n’omet pas quelques menues imprécisions [4].

L'un des points forts demeure le graphisme semi-réaliste de Kenichi Kiriki qui dégage beaucoup de douceur, évoquant les premières séquences du manga Mai, the psychic girl, illustré par Ryoichi Ikegami. Les personnages ont un trait marqué, désuet. Les décors sont fins et détaillés. Des trames apportent textures et matières. Très japonais, de multiples motifs poétiques, romantiques et mélancoliques de feuilles, pétales et papillons, emplissent l’atmosphère. L’auteur n’emploie pas d’ombres fortes. Les dessins débordent des cadres, engloutissant les marges.

La photographe est un charmant manga à classer entre les ouvrages de Florent Chavouet, de Nicolas Bouvier et les déambulations de Jirô Taniguchi. Une ode à la découverte, tout en douceur et tranquillité, et une romance discrète. Un livre tout public pour les amoureux et les curieux d’un Tokyo différent de l’idée que l'on se fait de la mégalopole tentaculaire.

[1] Roka Tokutoni est le nom de plume de Kenjirō Tokutomi, un écrivain japonais des ères Meiji et Taishô, influencé par Léon Tolstoï.
[2] Higuchi Ichiyô est le nom de plume de l’écrivain japonais Higuchi Natsu, décédée à l’âge de 24 ans, et qui laissa quelques récits sur les conditions de vie difficiles des femmes nippones.
[3] Tokyo Skytree : tour de radiodiffusion, située dans l’arrondissement Sumida de Tokyo, inaugurée en 2012. Elle mesure 634 mètres ; c’est la deuxième plus haute structure autoportante du monde. Gris-bleu, elle renvoie au tapis la célèbre tour rouge et blanche de Tokyo avec ces 332,6 mètres de haut.
[4] Par exemple, Edogawa Ranpo a-t-il déménagé 46 ou 48 fois (chap 9, vol 01) ?

+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Des dessins très agréables, dans une édition grand format.
  • La photographie et les réflexions qu'elle engendre.
  • Un tas de petites informations pour découvrir Tokyo.

  • Du pinaillages sur des détails : la culotte, les petites imprécisions...
  • Récits au déroulement trop rapide.