DC Universe Rebirth : Opération Manhattan
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Le lancement en France, ce mois, des premiers titres estampillés DC Universe Rebirth nous permet de revenir sur un concept qui, aussi surprenant que cela puisse paraître, a l'air pour une fois véritablement intéressant.

On le sait bien, les habituels reboots qui touchent régulièrement les univers partagés des grands éditeurs américains ont un intérêt plus que discutable à long terme puisqu'ils amoindrissent considérablement la portée dramatique des récits et aboutissent à un détestable surplace narratif. Pourtant, la mode perdure et régulièrement, Marvel et DC Comics chamboulent leur continuité et font table rase du passé, pour des raisons plus que douteuses.
Le statu quo actuel du DC Universe n'est pas très ancien puisqu'il date de 2011. C'est la période appelée Renaissance [1] dans les collections Urban Comics. Le nouveau gros changement (qui est plutôt de l'ordre d'un relaunch cette fois [2]) a eu lieu il y a un an aux États-Unis et débarque seulement maintenant par chez nous.
Nous allons nous pencher sur le DC Univers Rebirth HS #1 - Justice League, disponible en kiosque, et qui contient une sorte de prologue à cette nouvelle étape.

Il est peut-être utile de préciser que ce qui suit contient des spoilers [3], encore que... les révélations sur lesquelles nous allons nous pencher sont déjà sorties depuis un an sur le net, donc "spoiler", faut le dire vite. Enfin, les plus susceptibles sur le sujet sont prévenus.

La revue contient quatre chapitres et un épilogue, l'ensemble étant essentiellement centré sur Wally West, ancien Kid Flash, dont l'existence a été totalement oubliée de tous. Alors qu'il risque d'être dissout dans la Force Véloce, il tente de trouver un point d'ancrage dans la réalité en contactant diverses connaissances, dont Batman, Linda Park (son ex-femme) ou l'actuel Flash (Barry Allen).
Seulement voilà, le brave Wally ne craint pas seulement d'être transformé en carburant pour Bolides, il a des révélations à faire. En effet, quelque chose a manipulé la réalité, plongeant des tonnes de vies, de relations et de secrets dans l'oubli. Une force noire, puissante, au-delà de tout ce que les héros ont pu connaître jusqu'ici est à l'œuvre.


Avant de voir en détail ce qui se cache derrière cette fameuse force qui trifouille l'univers connu, sachez que c'est Geoff Johns (Green Lantern, Superman, Justice League, Batman...) qui est bien entendu le chef d'orchestre de cet évènement.
Côté rédactionnel, Urban fait preuve du sérieux qu'on lui connaît. Outre un long point sur la continuité, l'on trouve un topo sur les personnages principaux, ainsi qu'un récapitulatif, à la fin, des éléments importants du récit et de ce à quoi ils sont reliés. Un sans faute donc de ce côté-là, le lecteur néophyte peut s'embarquer dans le récit en sachant grosso-modo qui est qui et qui fait quoi.
La traduction, d'Edmond Tourriol, est également parfaite.

Allez, attaquons LE gros morceau, cette révélation aussi surprenante qu'excitante : la source de ces manipulations de la réalité n'est autre que... le Dr Manhattan !
Oui, celui de Watchmen !
Tout au long du récit, d'énormes indices sont disséminés par Johns : montres et divers symboles, scènes faisant écho au récit de Moore, lettrage, jusqu'au badge ensanglanté du Comédien, tout tend vers cette incroyable idée. Il faut préciser que jusqu'ici, même si Before Watchmen (plutôt décevant dans l'ensemble, notamment pour les parties concernant les pourtant charismatiques Rorschach et Ozymandias) avait ramené les personnages sur le devant de la scène, ils n'étaient pas intégrés à l'univers DC Comics traditionnel. Cette incorporation forcée (voilà encore un truc qui va "plaire" à Alan, déjà qu'il crache habituellement sur le genre sans raison valable, ça lui en donnera une, cf. cet article) est cependant plutôt bien vue puisque cela permet de justifier les reboots de la réalité éditoriale par un personnage émanant de la fiction. "Si on a effacé des trucs, si ça cloche, si vous vous emmêlez les pinceaux avec les versions alternatives des mêmes personnages, si on joue avec vos nerfs de vieux lecteurs, ce n'est pas de notre faute, c'est celle du Dr Manhattan."
C'est du pur génie. Ou du cynisme utilitaire. En tout cas, c'est bandant.


Enfin, ne nous emballons pas trop. On a trop vu d'excellentes idées vite chiées par la suite pour verser immédiatement dans l'euphorie. Mais, avouons que le principe, sur le papier, est énorme.
D'une part cela permet de ramener des personnages mythiques au sein des productions actuelles. Même si certains jugeront qu'il s'agit d'un sacrilège, rappelons que cela n'enlève rien à la force de l'œuvre originelle.
Les particularités du Dr Manhattan évoquées
dans la parodie The Gutter
D'autre part, comme on l'a vu, cela permet - pour une fois - de justifier l'énorme bordel créé par les reboots à répétition et autres triturations de la continuité.
Enfin, cela permet de mettre sur la route de la Justice League un adversaire énorme, présenté comme plus puissant encore qu'un Darkseid, qui n'est déjà pas ce que l'on pourrait appeler un avorton. Rappelons que le Dr Manhattan est un être omniscient, omnipotent, qui peut manipuler la matière par sa simple volonté et vaporiser un type en un clin d'œil. Autrement dit, niveau adversité, on pourra difficilement faire mieux.

Est-ce pour autant une porte d'entrée idéale pour les nouveaux lecteurs ?
Ah, la question habituelle. Donc réponse habituelle : Non. Mais... oui aussi, un peu. Parce qu'en réalité, ce genre d'univers partagé, aux centaines de séries publiées depuis des décennies, restera toujours complexe, même pour les lecteurs les plus assidus. Cela fait partie du charme de ce genre de récits feuilletonnants, certains éléments peuvent nous échapper, mais cela ne nuit pas forcément au plaisir de lecture pour autant.
Dans le cas particulier de Rebirth, n'attendez pas de simplification particulière puisque, au contraire, il s'agit de raccrocher avec le passé des héros (évacué en partie par New 52). Il n'y a donc aucune raison pour que Rebirth soit le point d'entrée idéal, mais il n'est pas non plus pire qu'un autre. Ce qu'il faut véritablement se demander, c'est si l'on a envie de plonger dans ce vaste univers. Une fois dedans, l'on arrive toujours à surnager.

Reste à savoir si cette idée brillante aboutira à un flop ou une réussite historique.
Après tout, ce n'est pas parce que l'on a un Stradivarius entre les mains que l'on se transforme forcément en Paganini [4].



[1] Urban avait à l'époque choisi d'intituler "renaissance" la période New 52. Maintenant que la prochaine évolution de DC s'intitule en VO "rebirth" (donc... renaissance en français), l'éditeur se retrouve avec deux époques se suivant et ayant le même nom (Renaissance et Rebirth). Pas de bol.
[2] Un reboot est une réécriture complète de l'origine des héros, ce qui envoie la continuité et les histoires passées dans la vaste poubelle de l'Imaginaire. Un relaunch fait en général moins de dégâts puisqu'il s'agit surtout d'une renumérotation des différentes séries, qui repartent donc au numéro #1 (parfois provisoirement, comme on a pu le voir dans le passé avec Amazing Spider-Man par exemple, qui a repris sa numérotation historique pour pouvoir fêter son 500e numéro).
[3] Le terme "spoiler" (une révélation censée gâcher un film, un roman, etc.) est de nos jours complètement dénaturé tant tout le monde l'emploie à tort et à travers pour le moindre détail. Révéler le nom du criminel dans un whodunit, c'est un spoiler, puisque toute l'intrigue est basée sur ça. Et apprendre, avant de le voir, que Bruce Willis est un fantôme dans Sixième Sens, c'est un spoiler aussi. Par contre, savoir que machin est présent ou qu'un vague personnage secondaire se fait trucider, ce ne sont techniquement pas des spoilers étant donné que la révélation ne "gâche" pas le récit, basé sur bien d'autres éléments. Et encore, si l'on voulait ergoter, l'on pourrait dire que l'important dans une histoire, ce n'est pas ce qu'elle raconte (sinon on lirait tous des résumés au lieu de se taper des trilogies ou de passer des heures à lire des livres) mais la manière dont elle est racontée.
[4] Alors, ça ressemble à "Panini", mais ça n'a rien à voir. Paganini, lui, avait du talent et une véritable force de travail.


+ Les points positifs - Les points négatifs
  • Une idée énorme, inattendue et couillue.
  • Une belle manière de justifier les couacs de continuité.
  • Un prélude qui donne envie.
  • Le traitement Urban, parfait et respectueux des lecteurs.

  • Prudence tout de même, l'idée est excitante mais c'est sa mise en œuvre qui emportera ou non l'adhésion.